Vague S7

ENTRETIEN AVEC MEHDI MELAHOUI.

 

Manuel Fadat :

Suspension, cristallisation, fixation, métallique comme le réel, rouillé comme le passage du temps et la soumission aux éléments. Voilà ce que j’ai envie de dire en premier lieu quand je pense à La Vague S11. Tout de suite s’impose la question de la lévitation, du suspens, dans une sorte de vide non gravitationnel, maîtrisé par l’artiste. Si l’artiste maîtrise l’idée, le mouvement, il ne maîtrise la vie, pendue à si peu. Cela paraîtra peut être obscur ? Alors revenons dans le champ du lisible et du visible. Qu’il s’agisse des sculptures de bateaux, ou de La Vague S11, exposée dans le cadre de Aux bords des paysages, on parle de sculptures en métal, figées dans un instant donné (une éternité pour les bateaux, le millième de seconde de la vague, gonflée de puissance juste avant qu’elle ne retombe), on parle de la mer et du mouvement, qui peut être celui de la marée ou de l’exil. Et pour paraphraser Laurent Gaudé, il n’est pas de mer que l’homme ne puisse traverser, ou ne veuille traverser… Impossible de regarder une vague sans penser aujourd’hui à celles qui se dressent tragiquement devant les embarcations qui leur tiennent tête, avec pour fond le Mont Fuji (Hokusaï), ou la noirceur poisseuse de la nuit méditerranéenne (actualité). La vague, pourrait on dire, est en équilibre entre deux périodes comme elle est en équilibre entre l’histoire de l’art (Courbet, Michaux, Serra, Venet…), des symboles, l’imaginaire (Ulysse…) et l’actualité (ceux qui l’affrontent). Alors Mehdi, bien sûr, on ne peut pas réduire votre travail et vous enfermer vous et votre « nom » dans une logique, et il est évident qu’il y en a de multiples qui le traversent. Accepteriez-vous, donc, de revenir rapidement sur votre démarche, pour contextualiser, qui nous permettrons de comprendre les dimensions dans lesquelles vous ne voulez pas qu’on vous enferme ?

 

Mehdi Melhaoui :

Je crois qu’il y a l’idée ou plutôt la volonté de donner une âme à la matière. Je la trouve dans cet équilibre instable, et dans le moment où l’on oublie toutes ses tensions : son poids, le labeur du travail fourni… On obtient ce flottement non naturel, et on ressent une « magie » ou peut-être quelque chose qui s’approche du « sublime ». Justement, tout comme avec les « bateaux », qui flottent dans l’air car ils sont en appui sur une chaîne rigide, la contrainte n’a pas été de les faire tenir à la verticale, en porte a faux, mais que l’on puisse oublier la pesanteur, défiant ainsi ses lois, grâce à une parfaite horizontalité. Le bateau flotte sans contrainte physique dans un autre espace, un ailleurs imaginaire. La contrainte pour la réalisation de la vague a été de trouver le point d’équilibre avant sa chute. Le mouvement figé dans l’instant. Elle est ancrée dans le réel et nous questionne.

 

Pour revenir à cette idée de ne pas être enfermé dans une logique, comme vous dites, je dirais qu’en effet, il y a de multiples logiques qui me traversent, qu’elles sont aussi liées à mon histoire, même si, autant que faire se peut, je n’aime pas être enfermé dans une catégorie. Mais je pense que dans cette œuvre, et ce qui est valable pour toute une partie de mon travail d’ailleurs, on retrouve, oui, des grandes pensées et références que vous évoquez : entre symboles et imaginaire, histoire de l’art et actualité… ces multiples sont des possibles, qui je pense, ouvrent la pièce sur d’autres territoires et la questionnent : Courbet, Hokusaï, Serra, la réalité dramatique des patteristes ou encore la dérive de l’art contemporain. Je ne peux y échapper. Le risque par contre, serait de l’enfermer dans la catégorie « vague objet », alors qu’elle est actrice, agissante, devient le sujet même du paysage et prend position.

 

Si l’on revient à ma démarche afin de replacer la vague dans son contexte, je pense être dans l’idée de « métaphoriser » une position, d’élaborer des images de résistance en rapport avec une problématique actuelle mais aussi historique : celle du flux migratoire, du déplacement et du mouvement humain à grande échelle. Ce qui pousse certaines personnes à partir de leur pays natal à pratiquer : l’exil, le nomadisme, l’expatriation, la fuite sous-tendent les formes de ce langage plastique et poétique. Frontières et territoires sont ainsi remis en question. C’est une prise de position esthétique/éthique qui est aussi une expression du tragique de l’existence comme compréhension, préhension du monde, miroir du monde.

 

D’autres questions sont sous-jacentes bien entendu, comme celle du territoire, celle de la « déterritorialisation ». Le concept d’utopie aussi : qu’en est-il utopie aujourd’hui ? Il y a aussi le fait de questionner l’idée de frontières géographiques, administratives et naturelles. Bien sûr la question de l’altérité : quel regard poser sur l’autre ? La place du spectateur, son regard, son échelle moyenne ont autant de considérations. Mes travaux sont généralement pensés à l’échelle humaine. Et puis il y a l’exploration des possibles, le fait d’aller à la limite des codes, d’expérimenter, je dirais, à la limite de l’expérimentation, puis passer à l’œuvre.

 

MF : La Vague S11 est peut être l’une des sculptures les plus monumentales que vous ayez créée. Plus de sept mètres, environ une tonne. Il était évident qu’il fallait lui donner une place, organiser sa rencontre avec un lieu puissant. D’ailleurs, elle va rejoindre les bords de l’étang de Thau, où elle sera installée de manière pérenne après avoir été confrontée aux escarpements calcaires du Pic St Loup. La question qui s’impose est : d’où vient-elle cette vague ?

 

MM : La pièce a été réalisée lors d’une résidence artistique avec la structure le Living Room à Montpellier. La pièce sera effectivement  installée de façon pérenne à Marseillan ville, qui se trouve au bord de l’étang de Thau et qui a fait l’acquisition de la pièce. Elle sera disposée sur les bords de l’étang, avec pour paysage la ligne d’horizon que forme la côte à l’opposé de Marseillan, en direction de Sète. L’ayant réalisée dans un chai, un espace fermé, brut, je trouve intéressant qu’elle soit installée de façon durable « aux bords » de ce rivage, pour faire un clin d’œil à Aux bords des paysages, dialoguant avec ce paysage marin, chargé.

 

Lorsque que vous m’avez proposé de la déplacer vers le Pic Saint Loup pour la montrer, au Domaine de l’Hortus en particulier, j’ai été convaincu qu’il fallait le faire, qu’il fallait expérimenter une autre possibilité, d’autres conditions pour l’observer avant qu’elle ne soit installée pour le long terme. Le paysage a, là  aussi, une immensité, une puissance, tant dans son horizontalité que dans sa verticalité, qui a fort à voir avec la mer, d’ailleurs, autant de lignes de tension que l’on retrouve dans la pièce même. L’œuvre entretiendra un rapport de face à face avec ce paysage à la fois brut et archaïque par ses escarpements, et délicat par ses courbes, avant d’entrer en dialogue avec celui-ci.

 

J’ai cherché, pour réaliser cette pièce, une dimension qui dépasse celle de l’échelle humaine. Il y a eu une volonté, un défi, de construire une œuvre monumentale seul, comme un marin construisant son navire. L’affront de la main créatrice de l’artiste à la matière. Cette œuvre peut répondre à mon sens aux dimensions des paysages et à celles des horizons.

 

La vague vient d’une recherche sur le regard-horizon et questionne notre rapport au monde face à l’infini. Le sujet de la pièce, et son titre d’ailleurs, viennent de cette ligne » horizontale » qui retient les 11 Sections verticales, d’où le titre Vague S11. Une ligne d’horizon truquée puisque courbe, vient basculer le paysage renforçant l’équilibre précaire de la pièce. L’idée fut aussi de jouer sur cette ligne de tension et non de jonction entre le paysage et la vague. L’espace changé, la perception est en déséquilibre. Reste-il encore du paysage ou de l’horizon ?

 

Ce que je trouvais intéressant dans l’idée de la vague c’est qu’elle n’existe pas vraiment, tout comme l’horizon, on la voit mais elle n’est qu’une empreinte physique, une onde dérivant, traversant mers et océans pour finir sa course sur le rivage et finalement disparaitre. Elle est en dérive et sera échouée. Le mouvement arrêté de la sculpture est dans l’instant de sa chute. Il y a dans cette sculpture un rapport physique et mental, entre « percept et affect ».

 

MF : Dans un des premiers textes préparatifs sur cette sculpture, vous écriviez : « la vague, la prise de position est un acte de paysageur », et tout à l’heure vous avez fait allusion à cela, pouvez-vous nous en dire plus ? C’est une phrase énigmatique, poétique, chacun l’interprète à sa manière, mais pour vous, qu’en est il ?

 

MM : Que chacun l’interprète à sa manière me plait, j’aime l’idée de donner des clefs à comprendre plutôt que des explications. L’énigme déclenche l’imaginaire. Cette phrase pose irrémédiablement la question de notre rapport au paysage. Une prise de conscience sur notre place à cet instant donné !  La vague est un horizon vis-à-vis duquel on doit faire face, on doit prendre position. Elle impose au spectateur le défi de la frontalité cette présence qui se dresse devant nous, menaçante, remet fondamentalement en cause une définition déterministe du paysage par le seul point de vue. Face à la vague nulle quiétude : elle attend une réponse de notre part.

 

 

 

 

 

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